[ De l’interstice son espace ]

sur l'exposition de They were corrupted by colors, sound and shapes
Laurie Etourneau
Avec Olivier Magnier, Benjamin Ottoz, Céline Prestavoine et Jean-Philippe Tromme
Sur une invitation de HAAG

En parallèle de la Brussels Art Fair, la toute jeune plateforme de HAAG invite, le temps d’un long week-end, à venir découvrir le travail de quatre artistes dans l’espace privé d’un appartement à Ixelles. 
Dégagé des effets personnels et du mobilier qui le peuplaient, le n°80 de la rue de Hennin s’est ainsi mû temporairement en lieu d’exposition. Les œuvres y sont présentées dans un contexte moins neutre que les cloisons immaculées, sur lesquelles la foire expose les tendances du marché actuel un peu plus loin.

Il faut sonner, là où les noms des occupants ont été remplacés par le carton de l’exposition, pour pénétrer chez ceux qui ont prêté un de leurs espaces aux œuvres d’Olivier Magnier, Benjamin Ottoz, Céline Prestavoine et Jean-Philippe Tromme. 
Dès lors, le double salon se laisse occuper par des propositions dont les formats modestes s’adaptent à la contrainte induite par l’accrochage dans un lieu où la vie ne peut se mettre totalement en suspens - les habitants doivent pouvoir continuer à habiter.

Sur les plinthes, les œuvres de Céline Pestavoine se font discrètes, par trois ou quatre. La couleur, changeante selon l’angle de vision du visiteur, se dévoile en une mutation subtile du brun au vert, du noir au violet. Triangle ou carré, la forme est support d’une couleur vivante dans sa relation directe au déplacement de celui qui les surplombe. Quand l’œil se place à leur niveau, au sol, la trame de l’étoffe explique le tour sans pour autant en ôter la magie. En ton sur ton sur la tablette d’une cheminée, un pli devient une arrête de lumière ; de même, la tranche d’un volume plan, si l’on se fige, révèle une couleur franche quand sa surface se pare d’une autre plus profonde. 

Pas de gros volumes, les œuvres s’appuient, s’ancrent ou s’accrochent principalement aux murs beiges.  L’espace laissé vacant au centre des deux pièces est occupé par un gros canapé en cuir noir dans l’une et une banquette carré assortie dans l’autre, vestiges de l’avant-exposition. 

Au mur donc, défiant le poids du matériau qui les forme, les pièces en bronze de Jean-Philippe Tromme pétrifient jusque dans leurs détails les plus fins des fragments de bois, matrices gagnant ainsi leurs lettres de noblesse sculpturales. Contreplaqué fendu, angle de poutre extrait par une intervention minime de l’artiste – à la hache, à la main ou par la feu, le matériau bois se donne le luxe d’une seconde vie, celle-ci résistante au temps. L’artiste fait transparaître le vide contenu dans la dentelle de la matière manquante, attaquée avant l’opération de moulage et de coulage. Le matériau au lourd passé artistique gagne une apparente légèreté et, laissé brut, ne s’embarrasse pas de patines. 

Dans le même espace, posée sur la cheminée, une carte du ciel. 
Privés de légende, les points blancs flottent sur le fond bleu quadrillé. En vert les tracés d‘une abscisse et d’une ordonnée coupent l’espace reproduit ; silencieuse, une courbe rouge y ondule de droite à gauche. Autours, les cartouches ont été également vidés de leurs informations. Seuls deux mots, accompagnateurs du tracé à la géométrie fameuse, brisent le mutisme de la carte : Bile Noire. Emprunté à Dürer, le graphe du polyèdre de l’une des œuvres les plus discutées de l’Histoire de l’art trouve ici une forme céleste. Cette nouvelle constellation, sérigraphiée sur le verre, se superpose à la carte. Figure à la perfection mathématique, le tracé comble le vide, nommant et ordonnant les mystères qui gisent tapis dans les ténèbres infinis. Car c’est encore dans le visible que l’ignorance de l’homme face à la création trouve un infime refuge.

Dans le deuxième salon, un chérubin retenu dans un noir filet domine la banquette à laquelle la transmutation du lieu de vie en espace d’exposition a donné une allure muséale. 
Marqué par l’entre-deux qui résulte de cette situation de départ, les propositions de Benjamin Ottoz exercent une suspension, au propre comme au figuré, et s’affranchissent des attentes et contraintes liées aux espaces traditionnels de monstration de l’art. Assumant l’anecdotique et le risque d’effacement, les dessins à la craie sur tableaux noirs reproduisent en deux formats réduits des images du suicide de John Warde, fait divers largement médiatisé dans la presse américaine de 1938. 
Dans l’un des formats, accroché en hauteur, l’image de John Warde sur la corniche du 7e étage du Gotham Hotel, dans l’autre, onze heures plus tard, son corps gisant sur le trottoir. La mort de John Warde a eu près de dix mille témoins, mais fut une fois de plus vite supplantée dans la mémoire collective par une autre image choc, une autre histoire. 
Au plafond, le Chérubin empêtré dans un filet de pêche surplombe, pièce d’antiquité ailée dont on ne sait si c’est l’envol ou la chute qui a été ainsi stoppée.
Plusieurs sculptures de l’artiste essaiment les deux espaces, moulages en plâtre sortis de l’atelier. Des mains se tendent, les pyramides s’amoncèlent, retenues par coulée, ou s’échappent en des individualités aux couleurs vives. Le plâtre est modelé, contraint, dans des assemblages que le recouvrement de la peinture unifie. 
L’appartement est alors un espace intermédiaire de monstration pour faire exister ce qui n’a pas encore trouvé de forme définitive. 


L’atmosphère globale de cette exposition n’est pas sans être parfois empreinte d’une forme d’hésitation. Il y a une délicate fragilité dans l’accrochage général, une légère maladresse qui renforce la particularité du lieu transformé, et sans défavoriser le travail des artistes lui confère une justesse personnalisée. 
Pour bien faire, il faut s’accorder une pose sur le cuir aguicheur d’une des deux assises rescapées, prendre le temps de voir les œuvres dialoguer. Le caractère privé du lieu invite à vivre avec le travail des artistes, à la différence de la posture affectée qui accompagne habituellement la traversée d’une exposition.


La plateforme HAAG fait de l’interstice son espace. Empruntant à la ville de La Haye - Den Haag en néerlandais - la moitiée de son nom, elle affirme un positionnement qui joue du « ni » et du « et», de la limite qui sépare mais lie, si on accepte le franchissement que rend possible son existence. Le nom lui même, dont le A répété confère un axe à la symétrie imparfaite mais joliment plastique, condense dans sa brièveté à syllabe unique une ponctualité opportune. Se placer dans l’écart dégagé, sauter par-delà, les images véhiculées sont empruntes d’une instable fixité, une oscillation dont l’exposition They were corrupted by colors, sounds and shapes bénéficie.